« C’était pas difficile, dans notre petite bourgade, chacun traînait sa bosse comme il le pouvait et si tu comprends ça, tu comprends tout. On jouait souvent à saute-mouton pour "tuer le temps", 'y a pas d'autres mots, tandis qu’aboyait frénétiquement le chien du père Michel. Une bonne partie de la journée, l’animal s’amusait à courser les voitures en faisant des caracoles dans son arène: il avait l’air d’un petit lion vilipendant la moindre proie! Son espace de distraction était cependant réduit à un jardin, pas de veine ! Il avait beau prendre des airs altiers, c’était à y bien regarder un être crapuleux, gueulard, nerveux et cruellement attachant. A force de crapahuter dans tous les sens, une partie de la pelouse fut grillée sous les pattes facétieuses de ce chien fou. De la terre, il n'y avait plus que de la terre...
J’ai habité ce trou paumé pendant quatre années. T'as bien entendu. L’enfance à la campagne fut plaisante bien que l’ennui fut déjà sensible…Dans le bus qui nous amenait quotidiennement au bagne, on pouvait entendre à la radio une horripilante publicité ayant pour but de populariser nos contrées désertes…je me souviens de la chute grotesque :
«… le village où y a plus de bisons qu’ d’habitants ! ».
En effet, la seule attraction des environs était un refuge de bisons. C’est pas rien, mais 'y a mieux pour crâner devant ses petits camarades.
On pouvait passer une nuit dans de véritables tipis, fumer le capulet et admirer le poil dru de ces foutus bestioles, sûr que c’était pas commun! C’était surtout dépaysant pour les gens qui n’étaient que de passage. Tout ce tapage soulevait pourtant pas mal de problèmes: étant donné le peu de discrétions de ces hurluberlus sans gène, la promiscuité pouvait constitué un véritable fléau ! Je ne vous parle pas des périodes de reproductions… pas de dessins hein, des bisons qui pullulent ça vous fout des complexes pour toute une vie! Sans compter qu’une des bestioles avait réussi à prendre la poudre d’escampette, ça a foutu un sacré bordel dans la torpeur du village, ce qui ne fut pas déplaisant pour nous, les JEUNES ! Les petits vieux avaient de nouveaux sujets de conversation sans compter la nouvelle nonne de l’église qui débarquait.
Le père Michel lui, se foutait pas mal de ce tapage, ‘faut dire aussi qu’il était aussi à moitié sourd ! Petit bonhomme aux joues rondes, il avait été marié pendant plus de vingt ans à une vieille femme aigrie, une espèce de pie-grièche pieuse à tête rousse: une véritable horreur somme toute.
Sa mort fut une libération, enfin Michel pouvait afficher pleinement sa complicité avec Bernard sans susciter de jalousies. (T'emballe pas, Bébé était son chien.) Il habitait à quelques mètres de chez nous et semblait indissociable de ce petit lion qu’il tenait en laisse tous les matins
. A chaque promenade, il avait cet air triste et guilleret à la fois et qui n'appartenait qu'à lui seul! Il chantonnait du Brassens et s’arrêtait de temps en temps, lançant des jurons à un temps révolu, mort, défunt. C’était touchant et comique à voir: il pestait, postillonnait et laissait fermenter l’amertume d’un autre âge. Sa bestiole n’hésitait pas, elle, à cacher des vieux os, ses victuailles, elle avait tout compris et le menait par le bout du nez. Mais l’animal avait toujours l’air d’être celui qui tenait en laisse son ancêtre. Ce dernier lui faisait décidément une confiance aveugle. ‘faut dire aussi qu’il l’était à moitié !
Ce qui était étonnant quand on les croisait, c’était ne plus entendre Bébé aboyer à tout-va. Quand il s’agissait de se promener avec son maître, l’animal s’arrêtait de temps en temps, tel un Sphinx, et adoptait l’allure de croisière de son vieil acolyte.
Bernardinou (il l’appelait aussi ainsi, et ça nous permet de faire des variantes de style épatantes) avait alors ce regard quasi humain qui te dirait: « T’inquiètes, je suis pas pressé ma caille. ». Ca énervait Michou ! Il prenait alors des airs de petites poules outrées, à pouffer de rire : « T'es pas pressé mon vieux ! T’as décidé de me broyer les os c’est ça, hein? J’ai toujours mes gambettes de jeune premier, sacripan ! » Il avait beau grogner, il aimait que sa bête l’attende, le prenne en bourrique en tournant autour de lui avec
son lasso joueur.
Le vieil homme finissait pourtant par battre en retraite devant les élans de vitalité de ce ressort sur pattes! Il attachait alors la laisse à une de ses cuisses comme un véritable ascète prêt à tous les sacrifices ! Le soir, avant de se coucher, il avait l’habitude de donner une tape dans le dos à l’animal comme à un vieux pote. Leur amitié tient dans cette tape, 'y a pas besoin d'autres mots pour dire ce qui réunissait ces deux-là.
Le père Michel a sans doute dit au filou plus de choses qu’à n’importe qui, même à mademoiselle Sophie qui découvrit alors les limites de son charme.
C'était tout bonnement un vieux solitaire qui considérait la solitude à deux comme une non-solitude et, par là même, il n’en souffrait pas.
Une nuit d’été, Michel a laissé quelques instants le p’tit clébard s’égosiller dans le jardin: la barrière était restée entr’ouverte. Il a suffi de quelques secondes pour que la bestiole ait une envie subite de conquête de l’Ouest en s’enfuyant la queue entre les pattes. On entendait au loin les bisons perpétuer l’espèce, mais l'on aurait pu aussi déceler un autre bruit suspect parmi les râles ambiants: le cri plaintif et déchiqueté d’une fuite intrépide. Le petit bison n’a pas fait de quartier.
Quoique des quartiers de pommes valent bien le saccage dans lequel on a retrouvé
B-E-R-N-A-R-D. (Je hache doucement).
En découvrant les restes de Bébé, ça a foutu un bordel monstre! notre petit père se trouva un état proche de la syncope. En pire. Il a voulu rendre illico sa première visite à tous les bisons, muni de son vieux fusil de chasse! Exposé chez lui depuis des lustres, on n'en avait encore jamais encore vu la couleur.
J’étais gosse, je ne comprenais pas vraiment ce qu’il se passait ni pourquoi ce cher Michel faisait de grands gestes en direction du propriétaire du refuge. Ni pourquoi il avait allumé un feu de joie… en guise de réconciliation avec ces chers bovidés? Non décidément, je ne saisissais pas grand chose.
J’ai juste vu l’herbe de son jardin repousser peu à peu, etj’ai alors compris qu’on ne reverrait pas de sitôt Bébé et Michel tirer leur chienne de vie ensemble.